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  • Photo du rédacteurroselyneallen

Heureux comme cochons

Dernière mise à jour : 1 oct. 2020

Jems vient de commencer sa journée de travail. En position lotus, cape sur la tête, il tend la main au passage de chaque piéton. Ses yeux gris ont perdu de leur éclat. Il a appris à détourner le regard, à baisser la tête pour éveiller la compassion des hommes. Il ne veut pas être jugé pour arrogance. Hier, il a vidé sa bourse en toile pour s'acheter un sandwich beurre jambon, des cookies et une bouteille d'eau. Les affaires ne sont pas très bonnes en ce moment. Avec la crise, les gens sont moins généreux. Ils sont préoccupés par leur propre condition. Beaucoup ont du mal à joindre les deux bouts de la chandelle de leur vie. Compter les sous. Compter les sous, sans cesse nourrit le terreau de l'avarice, il le sait. Et, son expertise comptable se limite à l'encaissement des pièces cuivrées. De centimes d'euros en centimes d'euros, sa vie suit son cours. Il la vit au jour le jour tentant de chérir les moments uniques qu'elle lui accorde. Depuis quelques heures, assis sur son bout de trottoir près du métropolitain, il réfléchit à conquérir un nouveau territoire. Il se lève, d'un mouvement de hanche hisse son sac sur son dos et avance. Il va changer de zone. Fréquenter les quartiers huppés d'affaires le jour et les quartiers populaires la nuit, une stratégie plus efficace.

Il se fait tard, il a besoin de se reposer pour affronter sa prochaine journée. Il marche jusqu'à ce qu'il trouve un spot pour la nuit. Un renforcement à la sortie d'un parking conviendra. Il s'y installe. Carton isolant, couverture de survie, sac oreiller, il s'allonge. Des bruits de sirène le réveillent. Il a mal, très mal. Il se trouve dans une fourgonnette du SAMU. Son crâne est sanguinolent, la mémoire lui revient. Un neuneu a voulu lui voler ses chaussures pendant son sommeil. Il l'a repoussé, s'est défendu, mais terrassé par un coup porté à la tête, il s'est effondré. Pour se rassurer, il caresse son étui en toile brodé d'un groin offerte par sa mère Angèle. L'espoir lui revient. Tout ne lui a pas été volé.

À deux mètres de la banque HSBC des dragons font parade. Ils gesticulent au rythme des piques qui leur donnent une âme tandis qu'aux sons des cymbales deux lions, l'un à la tête d'or, l'autre cuivré s'affrontent. Pas chassés, acrobaties, esquives et gueules ouvertes, les lions défendent leur territoire. Les rues sont très animées pour ce nouvel an chinois. De son bureau, Franck assiste à cette parade avec détachement. Il se dirige vers son ordinateur. S'assoit. Corrige sa note avant de l'envoyer.

Bruits de pétard, Franck retourne à la fenêtre et observe les badauds attroupés. Les caméras flashent, les enfants accompagnés de leurs parents… Insouciance ! Il aimerait retourner à son enfance, celle de l'innocence, de la témérité ; celle où ni le doute ni l'hésitation n'ont leur place. Il s'éloigne de la fenêtre, fixe du regard son écran tout en appuyant sur la touche envoi de son clavier. Il vient d'expédier vers une messagerie sécurisée quelques giga de documents sensibles. Cet acte lui permet de renouer avec son idéal. Seule tâche inhabituelle de sa journée de trader. Peut-être sera-t-il acclamé comme un héros, peut-être sera-t-il jugé sans procès. Quoiqu'il en soit, son devoir est accompli et il est satisfait.

Dix-neuf heures, il est temps de rentrer. Agitation, foule, battage, pas sur le bitume le happent. Bousculé par le tumulte de la ville, il s'engouffre dans le métropolitain, direction vers son douillet biotope. Dans les couloirs des échangeurs, un rat traverse à toute zingue, lui aussi rentre au bercail à moins qu'il aille socialiser dans une poubelle se situant à l'angle d'un quelconque bar à souris. Le trajet lui est pénible, il a hâte. Dans le hall de sa résidence, il a croisé Madame Verrat, ils ont échangé des banalités dans l'ascenseur. Il glisse la clé dans la serrure, claque la porte et respire enfin, la tranquillité.

Heurts insistants ! Sonneries stridentes ! Police ! Ils n'ont pas tardé, se dit-il. Franck se lève de son canapé et leur ouvre. "Veuillez nous suivre !" Il saisit son blouson, jette un dernier coup d'œil à son appartement. Sur la table basse, sa tasse à thé encore fumant. Il penche la tête pour y lit l'inscription " 2019 year of the pig". Et, soudain, il éclate de rire.

À l'aide ! À l'aide ! Damien espère que ses cris seront entendus par d'autres randonneurs. Cela fait une heure voire plus qu'il a glissé dans une crevasse. Cela fait une heure que sa cheville l'indispose. Il a été stupide, stupide. En s'éloignant de son campement pour chercher du bois, il a omis de prendre son téléphone. Stupide, aussi, lorsqu'il a eu l'idée de sauter par-dessus cette anfractuosité pour tester son agilité. Son pied a buté contre une roche et la bascule vers des profondeurs inattendues s'est amorcée en moins de cinq secondes. Adepte de la collapsologie, il s'est effondré ce mercredi 5 février de l'an 20 dans un monde au territoire exigu. Chaque mouvement lui arrache une grimace et des grognements d'un nourrain blessé. Il retient maintenant ses cris afin de ne pas enthousiasmer les prédateurs de la nuit. Tandis que le jour décline, le froid mordille sa face, et l'humidité s'infiltre dans ses tripes ; il frissonne de plus en plus. De faim, de froid, peut-être, mais il frissonne de cette angoisse qui fait se signer les vieilles femmes lorsqu'elles traversent un cimetière. Organisateur de stage de survie en forêt, le voilà à s'interroger sur la sienne. Sans eau, dans l'impossibilité de se mouvoir, il va falloir improviser à partir de rien. Première étape, se préparer mentalement à passer un temps certain dans cette fissure. Deuxième étape se réchauffer. Damien frappe différentes parties de son corps du bout des doigts afin de stimuler la circulation sanguine. Cette nuit sera une nuit sans sommeil. Des brindilles, un briquet lui ont permis d'allumer un mini feu. Après avoir chauffé sa chaussette, il l'a noué autour de sa cheville enflée. Demain, il inspectera davantage la crevasse pour en trouver les moyens de s'en extirper.

Le temps lui échappe. Il s'assoupit en pensant à sa mère Angèle. Il pense aussi à ses frères. Il pense pour oublier la douleur. D'après sa mère métisse vietnamienne, son horoscope chinois n'était pas très propice à l'aventure. Elle avait sans doute raison. La chance des gorets décline durant cette fin d'année, avait-elle révélé à ses triplets de garçons. Cracs, craquements, Damien ouvre les yeux, un mulot curieux renifle sa blessure. Nul doute, l'année du cochon de terre à laisser place à celle du rat.

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